La construction des émotions et des sentiments

La construction des émotions et des sentiments

 La construction des émotions et des sentiments

Le psychologue Paul Ekman est connu pour avoir renouvelé l’étude des émotions en proposant une
théorie très médiatisée – mais très discutable aussi. Pour Ekman, il est à tout moment possible de
savoir quelle est l’émotion ressentie par un être humain en détectant des « micro-expressions
faciales ». Par exemple, le visage de chacun de nous, au moment où il ressent de la tristesse, serait
légèrement modifié par la mobilisation de certains muscles ; qu’on le veuille ou non, notre visage
trahirait nos émotions. Donc selon Ekman, l’expression faciale des émotions aurait une composante
universelle – c’est-à-dire invariable, indépendante des individus et des contextes – et infalsifiable – on
ne pourrait ni la feindre ni la cacher



L’idée n’est pas nouvelle. Au 17ème siècle, le peintre Charles Le Brun avait déjà tenté de saisir des
expressions émotionnelles typiques. Pour l’émotion douloureuse, Le Brun distingue 3 visages : la
douleur corporelle simple, caractérisée par une contraction prononcée des sourcils ; la douleur aiguë,
où les yeux seraient révulsés ; et la tristesse, avec les coins des lèvres abaissés. L’artiste propose des
visages-types pour aider à peindre les passions humaines avec plus de réalisme.
Dans sa recherche sur l’expression des émotions, Le Brun s’appuyait notamment sur le livre d’un
médecin important de l’époque, les Caractères des passions. Ce livre mettait en lumière les signes
extérieurs de nos émotions intérieures. Il s’agissait de rendre nos émotions lisibles de l’extérieur. Pour
chaque émotion, l’ouvrage spécifie les différents signes que sont les traits du visage, une agitation
corporelle caractéristique et les façons de parler par lesquelles on exprime habituellement cette
émotion. La douleur, par exemple, se manifesterait de façon typique par un mouvement de
contraction généralisée, contraction aussi bien de la face, en particulier au niveau des sourcils, que des
membres, qui sont repliés ou rétractés. La joie à l’inverse, correspondrait plutôt à un mouvement
d’effusion.


Ce projet de peindre les émotions répond à ce moment-là, au 17ème siècle, à plusieurs objectifs :


1. D’abord un objectif épistémologique : toute science de l’homme suppose de connaître les
mouvements physiologiques associés à nos émotions. À peu près à la même époque, des philosophes
tels que Descartes et Spinoza proposent une science des passions. Pour eux, nos états affectifs, nos
émotions, obéissent à des lois universelles et naturelles, au même titre que les phénomènes
physiques.


2. Connaître les signes extérieurs de nos émotions a aussi un objectif moral. Déceler les
émotions en autrui, c’est apprendre à mieux se connaître, à se voir en l’autre comme dans un miroir,
sans le filtre trompeur de l’amour propre.


3. Il y a aussi un objectif social : repérer l’émotion de quelqu’un qui souffre, c’est pouvoir lui
apporter son secours. Aujourd’hui, on utilise par exemple une échelle des visages à destination des
enfants afin de les aider à évaluer leur douleur. On retrouve ce froncement de sourcil caractéristique
qui s’intensifie avec la douleur.


Donc, aujourd’hui comme au 17
ème siècle, on juge utile d’associer l’émotion de douleur à des signes
extérieurs typiques. Cependant, ces signes sont-ils vraiment systématiques ? Autrement dit : n’est-on
jamais trompé par l’expression des émotions ?
En fait, comme pour toute émotion, les signes de la douleur sont foncièrement ambigus. Pour plusieurs
raisons.
D’abord, on le notait déjà au 17
ème siècle, les signes évoluent selon la durée et la violence de la douleur :
si une douleur intense se prolonge, le patient peut devenir abattu et silencieux et avoir une expression
faciale complètement neutre. Et puis il n’est pas si facile de différencier nos émotions : par exemple,
la douleur est parfois trop proche de la tristesse pour qu’on puisse les distinguer. Les émotions sont
rarement présentes en nous à l’état pur : le plus souvent elles sont combinées.


Ensuite, l’expression phonique et lexicale de la douleur varie en fonction des époques, des cultures et
des univers linguistiques. Par exemple, les onomatopées qui expriment la douleur n’ont rien
d’universel, comme le montre une comparaison entre des textes grecs de l’Antiquité et leur traduction
en français. Par ailleurs, la façon dont on nomme spontanément les sensations douloureuses varie
selon les époques : on ne parlait pas de « douleur irradiante » au 17
ème siècle ; et à l’inverse, au 17ème
on parlait beaucoup de « douleur cuisante » – ce qui peut nous sembler étrange.

Enfin, quand les émotions sont violentes, leurs expressions faciales deviennent très ambiguës :
récemment, des psychologues ont montré qu’il est impossible de distinguer le visage de quelqu’un qui
éprouve une douleur aiguë de celui d’un sportif qui vient de gagner une compétition et qui éprouve
une joie intense. Les traits faciaux ne permettent pas alors de distinguer joie et douleur.


Bref, le cas de la douleur interroge la thèse de Paul Ekman. On voit qu’il n’y a pas d’expression faciale
des émotions qui soit universelle ou indépendante des circonstances. L’expression des émotions est
parfois trompeuse ; et un visage peut exprimer une émotion de façon inhabituelle. Pour la douleur, il
est particulièrement important d’être attentif à la variété et à la variation de ces signes. Pourquoi ?
Parce que sinon on risque de négliger la douleur d’autrui, justement dans les cas de douleur intense
et prolongée où il est vital d’apporter un soulagement. Donc la recherche d’expressions émotionnelles
typiques peut nous instruire et nous guider mais elle ne doit pas nous aveugler.




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